Test de The Sinking City - on se lamente à l'eau

Rangez le maillot de bain tout de suite et sortez le ciré : vous n'aurez pas envie d'aller nager, à quelques heures d'une apocalypse forcée. Il ne tient qu'à vous de démêler les secrets d'Oakmont ainsi que de comprendre pourquoi la grande inondation a eu lieu et comment faire en sorte qu'elle n'arrive pas derechef.

Comme un petit air de déjà-vu

Le Mythe de Cthulhu est un terrain bien connu des jeux vidéo : on peut remonter au début des années 90 avec des jeux comme Alone in the Dark ou Shadow of the Comet pour trouver des jeux déjà bien inspirés (voire officiellement licenciés) des écrits de Lovecraft.

Il y a quelques mois à peine, le studio Cyanide avait dégainé son jeu Call of Cthulhu, qui était l'adaptation officielle du jeu de rôles éponyme de Chaosium et se présentait sous la forme d'un FPS dirigiste, mais sympathique au demeurant. C'est à présent au tour du petit studio Frogwares, plutôt habitué des jeux de détective vu qu'il a déjà signé plusieurs titres mettant en scène Sherlock Holmes, de se frotter au Mythe en nous invitant à faire la visite de la petite bourgade côtière d'Oakmont, dont les habitants et la ville elle-même ont bien des peines à se remettre d'une catastrophe en ayant ravagé une partie, à savoir l'Inondation avec un grand "I". Forcément, on est bien tenté de comparer les deux jeux, qui partagent inévitablement quelques similitudes : on se retrouve à diriger un privé doté d'une capacité spéciale lui permettant de se projeter dans une scène passée à partir d'un ou deux indices trouvés dans une petite ville côtière balayée par la pluie et par les vents, avec une police digne de l'officier Barbrady ainsi que des habitants particulièrement aimables, et embringué bien malgré lui dans une histoire qui le dépasse alors qu'il en est (évidemment) une des pièces centrales.

Même s'il faut avouer que ça fait déjà beaucoup, les similitudes s'arrêtent bien heureusement là ; les deux jeux ont leur propre patte qui les distingue l'un de l'autre. Après l'inévitable petite cinématique d'intro et un premier dialogue plein de mystères avec un PNJ inspirant peu la confiance, on commence par la petite mission tutorielle traditionnelle pour présenter sommairement quelques bases sur les enquêtes à venir : le maire Robert Throgmorton, qui semble plus sorti de la planète des singes que d'un polar classique, nous enjoint à découvrir ce qu'il est advenu de son fils parti faire une expédition sous-marine non loin de la ville à moitié inondée. C'est la première expérience de la capacité spéciale évoquée plus tôt, au travers de laquelle il peut voir des événements passés, qui n'est pas trop mal rendue. Première constatation, cette capacité fait chuter lentement la barre de santé mentale du détective Charles Reed... Ah, la voilà l'indispensable jauge de SAN ! Que serait un jeu basé sur le Mythe sans les déboires schizophréniques et hallucinatoires du PJ, après tout ? Choix intéressant, quand la SAN chute trop, non seulement des visions apparaissent en surimpression à l'écran, qui se déforme et perd progressivement des couleurs, mais des illusions peuvent apparaître et attaquer physiquement le personnage tant qu'on ne les a pas éliminées soit en les frappant soit en se soignant à l'aide d'une bonne piqûre d'antipsychotiques. Cela donne une vraie bonne raison de faire gaffe à sa stabilité mentale...

J'ai marché dans l'abysse

The Sinking City lâche ensuite complètement la bride au joueur, qui se retrouve libre de se balader dans les différents quartiers d'Oakmont et de faire connaissance avec une population bien peu bigarrée dont la plupart des membres flirtent bien dangereusement avec la folie. C'est l'occasion de faire des tours en barque, un peu, beaucoup... La ville ayant subi une fâcheuse catastrophe, les quartiers sont le plus souvent coupés par des rues inondées qu'il faut traverser en empruntant des barques à moteur qui apparaissent à chaque coin de rue, systématiquement sous l'eau. Si ça a le mérite de donner du crédit à la toile de fond du récit et nous mettre dans l'ambiance, il faut quand même relever que ce n'est pas très rapide et ne sert au final à pas grand-chose sinon à perdre du temps entre deux ruelles, en admettant qu'on ne se plante carrément pas avec le bateau, sans plus pouvoir bouger, en plein milieu d'un canal : ne pensez pas à nager, la flotte est infestée d'anguilles anthropophages géantes (rien que ça) qui frétillent à l'idée de vous trouer l'imper.

On cherche alors très vite à débloquer tous les points de déplacement rapide, comme dans tout jeu à monde ouvert qui se respecte, afin d'éviter d'avoir à se taper ces tours de barque ; il ne faut pas rêver, on doit quand même souvent faire vrombir le moteur hélas, certains lieux n'étant pas accessibles directement - il y a par ailleurs des lieux importants, caches ou entrepôts accessibles uniquement via le bateau. Et puis après tout, on est là pour ça...

Tape dans le fond, c'est pas ta mer

Bon, vous l'aurez deviné, l'eau est un point central du jeu et on n'est pas fâchés quand le soleil pointe le bout de son nez ; même quand la ville est nappée dans la brume, ça reste un bonheur par rapport à la pluie qui vient rappeler la morosité omniprésente des quartiers les plus proches du port. Chacun des quartiers parvient d'ailleurs à être suffisamment différent des autres pour qu'on puisse discerner au premier coup d'oeil qu'on a changé de bloc, ce qui est à mettre au crédit du jeu qui par ailleurs est bien loin d'être moche : le moteur Unreal Engine n'est pas mal exploité et si de sacrés ralentissements sont à déplorer (sur PlayStation 4 Slim dans le cadre de ce test), la ville est en contrepartie bien modélisée et suffisamment variée. En tout cas, cela concerne les extérieurs, parce que pour les intérieurs, on reprochera bien souvent des schémas de maison ou entrepôts copiés/collés avec seulement des variations au niveau du mobilier. Pas bien grave et surtout compréhensible au vu du nombre de lieux à visiter, mais ça reste dommage.

De plus, l'exploration ne se limite même pas à la ville elle-même, le jeu intercalant de temps à autre des descentes en scaphandre dans des fonds marins où de vagues formes cyclopéennes et tentaculaires ondulent au loin, instillant le doute sur leur véritable apparence ainsi que des pertes de SAN à gogo. Malheureusement, ces phases sont complètement anecdotiques et finissent même par être un peu lassantes, car répétitives au possible, le harpon accompagnant la panoplie ne servant qu'à repousser un tentacule bizarre poussant au fond de la flotte et jouant à cache-cache ou une sorte d'hybride louche entre un gros poisson à dents acérées et aux dreads d'un rasta. En guise de perte de SAN, là encore, on finit par se dire que c'est une perte de temps, mais au moins ces phases ont le mérite d'exister pour tenter de casser la routine du détective ; cependant, en plus d'être répétitives et somme toute ennuyeuses à force, elles sont en plus handicapées par une maniabilité encore pire que prévu : certes, on est au fond de la flotte et se balader dans un scaphandre miteux n'est pas forcément aisé, mais devoir se positionner pile au bon endroit d'une foutue marche pour pouvoir l'escalader en martelant le bouton dédié est une plaie, surtout quand derrière la murène rasta tente de vous faire du bouche-à-bouche pendant qu'on galère à passer un foutu caillou.

La maniabilité n'est pas forcément plus au rendez-vous une fois sur la terre ferme, mais c'est bien un détail par rapport à des fautes de game design qui oscillent entre le "peu judicieux" et le "houlà mais pourquoi ?", à commencer par tous les endroits à explorer. Dans un monde ouvert, c'est une bonne idée de pouvoir entrer dans les maisons et bâtiments au pif pour les explorer, mais dès lors qu'on se balade dans une maison de banlieue où on retrouve des cadavres au sous-sol et une scène de crime atroce, c'est une moins bonne idée de ne rien pouvoir en faire tant que la mission dédiée ne se déclenche à un tout autre endroit. Le détective doit sûrement se dire "bah, un cadavre dans une baignoire, la routine tkt" et s'allumer une clope avant de partir fouiller le tiroir d'à côté sans sourciller. Sinon, bloquer la porte tant que la mission ne commence pas aurait été judicieux, voire ne faire apparaître de corps qu'à partir de ce moment ?

Et ce n'est même pas fini : pour couronner le tout, même en dehors des "zones infestées" qui sont des sortes de "no-go zones" version monstres tentaculaires, on s'aperçoit bien vite que les monstres réapparaissent à l'infini, y compris dans les maisons que l'on vient juste de visiter... ainsi que tous les conteneurs à fouiller ! Il suffit de s'éloigner d'une dizaine de mètres de l'entrée du bâtiment puis de revenir et tout est remis à zéro à l'intérieur. En trouvant de bons spots, vous pouvez alors tranquillement faire le plein d'objets et de matériel de fabrication sans prendre de gros risques ; au cas où un gros monstre venait à faire irruption, il suffit de sortir, s'éloigner puis revenir : il aura disparu alors que tous les conteneurs seront réinitialisés et pleins à craquer. Cerise sur le gâteau : il peut arriver que des monstres mongolisent derrière une porte qui se ferme automatiquement dès que vous vous en éloignez, alors que leur modèle 3D passe quand même au travers... Comme vos gros coups de pelle, arme de corps à corps de prédilection du héros (oserais-je "la pelle de Cthulhu" ? Naaaaan...). À qui les points d'expérience faciles, en boucle et sans risque ? Je passerai sur les habituels bugs de textures ou de personnages bloqués...

On en aggro, sire

Néanmoins, tout n'est pas aussi sombre que les desseins de certains personnages à la moralité douteuse et la feuille de compétences se permet d'être un peu plus originale qu'une simple feuille de personnages (on dit au revoir sans se fâcher au système totalement aléatoire basé sur les pourcentages de Call of Cthulhu), avec trois arbres séparés qui permettent d'augmenter les capacités physiques, mentales, mais aussi de bricolage ou de transport du personnage - pouvoir transporter plus de munitions est indispensable très, très vite.

Autre motif de satisfaction, l'intrigue générale est plutôt bien écrite et divisée en plusieurs chapitres avec chacun (au moins) deux fins différentes possibles selon les observations du détective : après avoir passé en revue le maximum d'indices retrouvés sur les différents lieux du chapitre, interrogé du PNJ ou tabassé des monstres à coups de pelle, le détective Reed peut combiner des indices deux à deux pour en extraire des déductions, qui permettent de choisir enfin la façon dont on résout cette partie de l'histoire. Le bémol est que si plus tard des mentions sont faites concernant les fins de chapitres choisies précédemment, leur impact sur la suite est anecdotique et même complètement inexistant pour la toute fin du jeu.

Ah, tant que j'en suis à parler de la fin du jeu, sans divulgâcher quoi que ce soit, je me contenterai de dire que malgré trois fins possibles, je n'ai que très rarement été aussi déçu de la fin d'un jeu... Toute mon excitation de la fin, m'attendant à quelque chose de grandiose, a été douchée aussi rapidement que l'Inondation a englouti Oakmont.

Mais bref, pour en revenir au jeu lui-même, le système de déductions dans un palais mental est original, en dépit du fait qu'on ne peut pas faire de mauvaises déductions ; plutôt que de mauvaises déductions, il n'y a que des mauvaises décisions, mais comme dit précédemment, elles n'ont au final aucune incidence sur la suite, alors pourquoi ne pas basculer d'un côté ou de l'autre ? Après tout, c'est complètement selon votre humeur du moment. En plus de ce palais mental, Charles Reed doit aussi faire des tours aux archives municipales, policières ou celles du journal local pour retrouver des indices cruciaux, comme le ferait un privé... Ou comme on le ferait dans une partie de jeu de rôles sur table, tiens. Je suggère d'ailleurs de faire le jeu en mode de difficulté "maître détective", ce qui a pour effet de ne pas donner d'indication sur les actions à mener, où chercher ni même si on a récupéré tous les indices d'une scène : on est ainsi dans les conditions optimales du détective, ce qui a un effet profondément gratifiant quand on parvient à tout trouver sans aucun coup de pouce du jeu.

O sole migo

En définitive, The Sinking City a beaucoup gagné à proposer une ville complètement ouverte et un système de jeu original et intéressant pour mettre en avant la profession même du détective, mais un monde ouvert vient avec des exigences côté level design qui font cruellement défaut au jeu et constituent sa faille principale. En fait, dans ce jeu, on peut toujours trouver un "oui, mais" : les décors sont bien faits et variés oui, mais les personnages sont pour l'écrasante majorité modélisés à coups de pelle et ils se comportent comme si c'était vraiment arrivé ; l'histoire est bien écrite oui, mais au final les déductions restent simples et n'ont pas d'importance sur la fin ; certains moments sont épiques oui, mais ce n'est pas le cas de n'importe laquelle des trois conclusions du jeu. Ce n'est pas un naufrage, oui... mais le canot de sauvetage a quelques touts petits trous ici et là dans la coque. Allez, ce n'est pas grave, ce n'est pas la destination qui compte, mais le voyage hein ? Et là-dessus, Frogwares s'en sort avec une mention "satisfaisant, peut mieux faire".

Test réalisé par Bardiel Wyld à partir d'une version fournie par l'éditeur

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Plateformes PlayStation 4, Windows, Xbox One
Genres Action, aventure, survival-horror, fantasy

Sortie 27 juin 2019 (PlayStation 4)
27 juin 2019 (Xbox One)
27 juin 2019 (Windows)

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