Comment Steam a construit sa richesse sur la paupérisation des développeurs
Steam va bien, merci pour eux : quel que soit l'indicateur utilisé (nombre de comptes, nombre de joueurs actifs, chiffre d'affaires, etc.), la plateforme de Valve ne s'est jamais aussi bien portée qu'aujourd'hui. Néanmoins, en analysant les chiffres partagés récemment, il est possible de comprendre que cette croissance profite surtout à la société américaine, souvent au détriment des développeurs.
Une grande croissance
La croissance de Steam a de quoi donner envie à n'importe quel investisseur. Valve étant une entreprise privée, les chiffres disponibles sont rares, surtout depuis que l'entreprise s'est assuré que Steamspy ne puisse plus exploiter ses données. Néanmoins, les quelques informations disponibles illustrent bien la croissance démesurée de Steam ces dernières années.
L'an passé, Steam a dépassé la barre du milliard d'utilisateurs inscrits. Ce nombre est impressionnant en soi, mais il l'est encore plus quand on regarde la croissance du nombre de nouveaux utilisateurs chaque année :
Nombre de nouveaux utilisateurs par année entre 2003 et 2017. Source : SteamSpy.Fin 2017, Steam totalisait 291M de comptes ayant joué à au moins un jeu. En 2019, la plateforme a 1 milliard d'utilisateurs inscrits. Ces nombres ne doivent pas être comparés de manière stricte : il existe certainement des personnes qui ont créé un compte, mais n'ont joué à aucun jeu. Ceux-ci sont donc comptabilisés dans le second chiffre, mais pas dans le premier. Néanmoins, en prenant ces précautions, il est possible d'affirmer que la croissance du nombre de nouveaux utilisateurs n'a pas ralenti en 2018 et en 2019, au contraire.
De plus, ces utilisateurs ne se sont pas contentés de créer un compte et de jouer quelques minutes à un jeu avant de disparaître à jamais. Le nombre d'utilisateurs actifs chaque mois est lui aussi en hausse, pour atteindre 95M en 2019, en hausse de 5M par rapport à l'année précédente. De même, le nombre d'utilisateurs simultanés ne cesse de battre des records, bien aidé récemment par l'épidémie : 23M le 29 mars derniers, alors que le record précédant le début de la pandémie était de 18.5M, en janvier 2018.
Cette croissance est aussi visible en terme de chiffres d'affaires. Toutefois, cette donnée est plus compliquée à obtenir, Valve étant très taciturne concernant ce type d'informations. La dernière estimation fiable, émise par SteamSpy, concerne l'année 2017 : cette année-là, Steam a réalisé un chiffre d'affaires de 4.3 milliards de dollars, contre 3.6 milliards un an plus tôt. Mieux : cette estimation ne tient compte que des ventes et exclut les DLC et les microtransactions, donc le montant réel doit être bien supérieur, surtout aujourd'hui.
Qui profite aux développeurs ?
En somme, Steam se porte mieux que jamais. Reste à savoir qui en profite le plus. Mardi dernier, Valve a révélé pas mal de données exploitables pour en discuter, constituant la base de cet article. Commençons par présenter les affirmations de Valve, avant de les contextualiser.
Selon Valve, "jamais autant de nouveautés n'ont rencontré le succès". Pour justifier son analyse, l'entreprise se base sur le nombre de jeux ayant rapporté au moins 10 000$ lors de leurs deux premières semaines d'exploitation.
Ce nombre est en augmentation croissante depuis 2010, avec deux sauts : un en 2014 et un en 2019. Le premier est lié à la modification du nombre de nouveaux jeux sortant sur Steam, changement sur lequel Valve revient longuement dans son billet.
Jusqu'en 2012, les employés de Valve sélectionnaient manuellement les nouveaux jeux sortant sur la plateforme. En 2012, ils ont introduit une nouvelle procédure : Steam Greenlight. Cette dernière a permis aux joueurs de voter pour les jeux qu'ils désiraient voir sur Steam, décentralisant le processus de décision. Combiné à une augmentation du nombre de nouveaux lancements décidée par Valve en août 2013, cette procédure a grandement augmenté le nombre de nouvelles sorties.
Puis, en juin 2017, deuxième étape de ce processus : Steam Direct. Désormais, plus besoin pour les éditeurs de recevoir l'approbation des joueurs. Il leur suffit de payer 100$ pour que leur jeu sorte sur Steam. Mieux : ce montant est remboursé si le titre génère un revenu de plus de 1000$.
Ces deux changements ont grandement augmenté le nombre de nouvelles sorties chaque année sur Steam : en 2013, il s'élevait à 537 (selon SteamSpy). En 2014, après le changement de politique concernant le nombre de nouvelles sorties, à 1605. De même, lors de l'introduction de Steam Direct, le nombre de nouvelles sorties est passé de 6448 (en 2017) à 8189 (en 2018).
Cette politique a permis à des titres qui n'auraient pas été publiés par le passé de connaître le succès. Valve le montre en comparant les chiffres publiés plus haut avec la tendance en termes de sorties jusqu'en 2014 :
Enfin, même si Valve ne le précise pas dans son message, rappelons une autre modification mise en place par la plateforme : la modification de son pourcentage pour les jeux générant un important chiffre d'affaires. En effet, jusqu'en décembre 2018, Valve prenait 30% des revenus générés lors des ventes de jeux sur Steam. À cette date, le pourcentage n'a pas changé pour les plus petits éditeurs, mais s'est modifié pour les plus gros : désormais, Valve ne touche plus que 25% des revenus générés par les jeux ayant engrangé plus de 10 millions de dollars et même 20% sur les jeux ayant dépassé les 50M de dollars de chiffre d'affaires.
En somme, Valve a de plus en plus d'utilisateurs actifs, génère un chiffre d'affaires en croissance, redistribue davantage aux développeurs et accueille davantage de jeux sur sa plateforme. Cela ressemble à une situation favorable à tout le monde, n'est-ce pas ? Cependant, la réalité est bien plus nuancée, comme nous le verrons.
Le potentiel trompeur des chiffres
"Les chiffres ne mentent pas." Ce proverbe est vrai, mais à l'image des prophéties, il est important de se méfier de leur interprétation. Ce sujet ne fait pas exception. La réaction de Rami Ismail, développeur indépendant très suivi, est à ce titre très intéressante :
Ainsi, au cours des deux premières semaines suivant leur lancement, 85% des jeux vendus sur Steam ont généré moins d'un mois de paie pour une équipe de deux à trois personnes après déduction de la part de Valve et des taxes.
Rami Ismail
Cette réaction est très utile, car elle montre les deux biais de la méthodologie de Valve. Tout d'abord, ils ne prennent en compte que les jeux ayant rapporté "au moins 10 000$". Or, cette somme est dérisoire en comparaison du coût de développement des jeux. Deuxièmement, en se concentrant sur le nombre de jeux ayant dépassé cette barre, on ignore tous ceux qui ne l'ont pas fait.
Certes, les données de Valve ne prennent en compte que les deux premières semaines de commercialisation. Néanmoins, selon l'entreprise, "la plupart des sorties récentes qui ont rapporté environ 10 000 USD au cours des deux premières semaines ont totalisé entre 20 000 et 60 000 USD de revenus au cours des 12 premiers mois." Même en prenant la tranche la plus haute, 60 000$ demeure une somme extrêmement faible. Dans son livre Des pixels, du sang et des larmes, Jason Schreier expliquait qu'en moyenne, un employé coûte 10 000$ par mois, une fois l'ensemble des frais (salaire, charges, etc.) pris en compte. 60 000$ permettent donc de payer un employé pendant six mois ou deux employés pendant trois mois. En regardant les crédits de n'importe quel jeu sortant sur Steam, il n'est guère difficile de constater que cette somme s'avère bien insuffisante pour rentabiliser la grande majorité d'entre eux.
Alors, si cette somme ne signifie rien, pourquoi Valve la prend-elle comme référence ? Tout simplement parce qu'elle est celle qui la montre la plus à son avantage. Cela leur permet de mettre en évidence ce genre d'informations :
Comparons cela avec le nombre de jeux ayant généré plus de 250 000$ durant leurs deux premières semaines d'exploitation :
Récapitulons. Entre 2013 et 2019, le nombre de jeux générant au moins 10 000$ est passé de 300 à 1150 environ (+280%). Dans le même temps, le nombre de jeux ayant un chiffre d'affaires de 250 000$ ou plus est passé de 90 à 290 environ (+222%). On retrouve là aussi une progression, mais celle-ci est moins importante, justifiant probablement que Valve n'ait pas désiré utiliser ce chiffre. À partir de ces données, un utilisateur de Twitter répondant au pseudonyme de Eevee a créé ce graphique, sensiblement plus évocateur :
Comme on le voit, le nombre de jeux générant plus de 250K$ a bel et bien cru depuis 2013. Néanmoins, son augmentation est dérisoire en comparaison de la catégorie qui a le plus grossi : les jeux générant moins de 5000$. En somme, en proportion, il est devenu sensiblement plus difficile pour un jeu de générer suffisamment d'argent pour devenir rentable en 2019 qu'en 2013. Même en se limitant aux jeux qui ont un chiffre d'affaires d'au moins 10 000$, la catégorie qui a le plus grossi, la baisse en pourcentage est vertigineuse, comme le montre un autre graphique de la même personne :
Attardons-nous maintenant sur les deux dernières entrées de ces graphiques, sur lesquelles Valve insiste beaucoup sur son blog : le jeu médian a généré plus de revenus en 2019 qu'en 2018. Il est amusant de noter que pour sa comparaison, Valve n'a pris en compte que ces deux années. L'entreprise le justifie en disant que "les règles de distribution des jeux sur Steam ont tellement changé au fil du temps que le jeu médian sous une règle donnée n'a rien à voir avec le jeu médian régi par une autre règle." Reformulons : quand les données sont positives, elles sont exploitables ; en revanche, lorsqu'elles sont négatives, elles deviennent "incomparable[s]."
Plus encore, en revenant au nombre de sorties évoqué plus tôt, on constate autre chose : pour la première fois depuis 2011, le nombre de nouvelles sorties a baissé en 2019 par rapport à l'année d'avant, 2018. C'est aussi la première fois depuis 2013 que le pourcentage de jeux ayant généré au moins 10 000$ a augmenté. En somme, moins il y a de jeux qui sortent, plus ceux qui sortent génèrent de revenus. Super. Du coup, il n'était peut-être pas aussi positif de démultiplier le nombre de sorties que Valve ne le prétend, non ?
En somme, en regardant au-delà des graphiques proposés par Valve, il est possible de voir que les chiffres ne sont pas si positifs que cela. Oui, depuis sa création, Steam connaît une importante croissance, accélérée en 2013 puis en 2017, avec l'augmentation du nombre de nouvelles sorties. Plus de jeux signifient plus de joueurs et plus de ventes, augmentant le chiffre d'affaires de la plateforme. Cependant, cela signifie aussi une paupérisation des éditeurs et des développeurs indépendants, surtout des plus petits, contribuant à expliquer pourquoi tant de jeux sont sortis exclusivement sur l'Epic Games Store.
Activités | Développeur de jeux vidéo |
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Création |
Novembre 1996 |
Pays d'origine | États-Unis d'Amérique |
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10 janvier 2019
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19 septembre 2018
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